"Qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ?" Le Spleen de Paris - Baudelaire

Publié dans : Anticipation

le 2/6/10

http://milkymoon.cowblog.fr/images/globalia.gifGlobalia
Jean-Christophe Rufin
2004

Résumé
A Globalia, l'Histoire est terminée et avec elle tout ce qui faisait l'humanité : le désir, la différence des sexes, le conflit, le vieillissement. Surveillance rime avec liberté. Baïkal, vingt ans, ne croit plus à cette propagande : avec Kate, il décide de s'évader et de pénétrer en non-zone. Mais ils sont arrêtés et Baïkal se voit proposer un étrange marché : être renvoyé en non-zone, y susciter le terrorisme et par là les formes de tragédie nécessaires au totalitarisme de Globalia.

Avis
Après vous avoir mentionné ce livre dans l'article sur le roman d'anticipation, je me devais de le détailler un peu plus. Il faut dire que son intérêt ne réside pas dans l'histoire même, parce que c'est du déjà vu. Son intérêt réside dans la manière dont l'auteur conçoit une société futuriste.

Parlons tout d'abord de l'histoire : j'ai trouvé les relations entre les personnages assez confuses, notamment entre Baïkal et Kate. Je n'ai pas réussi à trouver de cohérence dans leurs sentiments. De même pour les enchaînements entre les actions, et pas mal de scènes traînant en longueur. En lisant ce livre, j'avais l'impression que l'histoire se déroulait comme dans un espace-temps figé, ce qui n'était pas une sensation désagréable je dois dire.

Ce que j'ai trouvé intéressant en revanche, ce sont les évolutions dans la société. Plus de différence des sexes, plus de vieillissement, téléportation, vêtements synthétiques. Tout ceci permis par le progrès scientifique. Comme dans Le meilleur des mondes d'Huxley, il n'existe plus qu'un seul Etat-monde, dirigié par un seul gouvernement, c'est un régime totalitaire. En général dans ce genre de régime, on s'arrange pour faire en sorte que la population n'en soit pas consciente (hehe sans blague).

En fait au fur et à mesure que je rédige mon commentaire, je me rends compte que ce bouquin n'est qu'une pâle copie du Meilleur des mondes. Y'a pas à dire, tout se ressemble. Ce qui fait l'originalité du roman, c'est peut-être la réponse du gouvernement face à la "rébellion" du héros. En fait, l'Etat a besoin de Baïkal pour continuer à instaurer son régime. En provoquant des actions terroristes, les gens ont peur, et l'Etat intervient pour légitimer sa "politique", le bien-fondé de ses mesures et de ses actions. Ca donne matière à réflexion isn't it.


En résumé : Un livre qui m'a laissé un souvenir étrange, mais qui se révèle être un roman d'anticipation très intéressant.

Publié dans : Anticipation

le 21/5/10

http://milkymoon.cowblog.fr/images/idealcit-copie-2.jpgLa Cité idéale, attribué à Francesco di Gorgio Martini, cité utopique aux proportions idéales.


Il y a peu de temps, après avoir lu Le meilleur des mondes, je me suis prise d'une soudaine passion pour le roman d'anticipation. Je me suis souvenue d'un livre que j'avais lu il y a 3 ou 4 ans, dont l'histoire était à peu près semblable : Globalia de Jean-Christophe Rufin.

J'avais prévu de vous faire un petit topo ennuyeux sur le roman d'anticipation, j'ai donc fait quelques recherches à ce sujet et je me suis rendue compte que ce terme en sous-entendait plein d'autres. Quelle est la différence par exemple entre le roman d'anticipation et le roman de science-fiction ? Et avec la dystopie ? Oui là je sens que j'attise votre curiosité. Je vais donc essayer de vous expliquer tout ça au mieux d'après ce que j'en ai moi-même tiré.

Roman d'anticipation, utopie et dystopie
Un roman d'anticipation est une oeuvre dont l'action se déroule dans un futur proche ou hypothétique. L'utopie et la dystopie sont donc des sous-genres du roman d'anticipation. N'importe qui ayant quelques rudiments de latin ou de grec est capable de comprendre la différence entre utopie et dystopie. La dystopie, ou "contre-utopie", s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. C'est un récit fictif présentant une société imaginaire, organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur, et contre l'avènement de laquelle l'auteur souhaite nous mettre en garde.

Roman d'anticipation et roman de science-fiction
La contre-utopie peut être considérée comme un sous-genre de la science-fiction. Cependant il existe une différence majeure entre ces deux genres. La science-fiction est axée autour de la science : elle imagine des découvertes scientifiques ou technologiques, s'interroge sur leurs conséquences, etc. En revanche, la dystopie tout comme l'utopie tournent autour des conséquences possibles des changements d'ordre politique. Dans une contre-utopie, l'évolution technologique n'est donc pas un élément majeur. Elle vise avant tout à présenter les conséquences néfastes d'une idéologie.

Et puisque des exemples valent toujours mieux que de grands discours, je vous ai concocté quelques pistes de lecture autour du roman d'anticipation :

De l'utopie du nouveau monde...
¤ La découverte d'un nouveau monde
Voyage au centre de la Terre, Jules Verne
De la Terre à la Lune, Jules Verne
¤ Des sociétés utopiques
"Chapitre XVIII L'Eldorado" Candide, Voltaire
L'île des gauchers, Alexandre Jardin
¤ Premières satires de cette utopie
Gargantua, François Rabelais
L'Autre monde ou les états empiriques de la Lune, Cyrano de Bergerac >>LE LIRE<<

... A sa remise en question

¤ Des sociétés sous contrôle
1984, George Orwell
Globalia, Jean-Christophe Rufin
¤ Des sociétés deshumanisées
Le meilleur des mondes, Aldous Huxley
Fahrenheit 451, Ray Bradbury
¤ La dépendance au progrès technique
Ravage, René Barjavel
Un bonheur insoutenable, Ira Levin

Quand l'utopie se mêle à l'autobiographie
W ou le souvenir d'enfance, Georges Perec

Publié dans : Anticipation

le 26/4/10

http://milkymoon.cowblog.fr/images/Livres/LeMeilleurdesmondes.jpg Le meilleur des mondes
(Brave new world)
Aldous Huxley
1931

"How many goodly creatures are there here !
How beauteous mankind is ! O brave New World !
That has such people in't !" (Tempest, V, 1.)

Challenge ABC : 23/26

En épigraphe
"Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu'on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d'éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins "parfaite" et plus "libre"." Nicolas Berdiaeff

Quatrième de couverture
Bienvenue au Centre d'Incubation et de Conditionnement de Londres-Central. A gauche, les couveuses où l'homme moderne, artificiellement fécondé, attend de rejoindre une société parfaite. A droite : la salle de conditionnement où chaque enfant subit les stimuli qui plus tard feront son bonheur. Tel foetus sera Alpha -l'élite-, tel autre Epsilon -la caste inférieure. Miracle technologique : ici commence un monde parfait, biologiquement programmé pour la stabilité éternelle...
La visite est à peine terminée que déjà certains ricanent. Se pourrait-il qu'avant l'avènement de l'Etat Mondial, l'être humain ait été issu d'un père et d'une mère ? Incroyable, dégoûtant... mais vrai. Dans une réserve du Nouveau Mexique, un homme sauvage a échappé au programme. Bientôt, il devra choisir : intégrer cette nouvelle condition humaine ou persister dans sa démence...

Avis
Ceci est un article long.
Pour mieux vous repérer parmi ces élucubrations, regardez le thème de chaque paragraphe !
 
♠ L'élevage, le conditionnement ♠
Je ne m'attendais pas à ce que ce livre soit si riche ! D'un point de vue philosophique, par exemple, c'est incroyable comme ce livre offre matière à réflexion. Pendant ma lecture j'ai pensé à plein plein de choses. Tout d'abord, ce système d'embryons en flacons, ça m'a rappelé Matrix.  Vous voyez la scène où Néo sort d'un espèce de placenta rose et découvre un élevage de milliards d'hommes. Ici, les humains sont créés par milliers, comme dans une usine, et élevés comme du bétail. Il n'y a aucune identité propre, c'est une sorte de clonage. Ensuite vient le conditionnement. "Aimer ce qu'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement." Jusqu'à l'âge adulte, tout homme est conditionné grâce à des leçons hypnopédiques répétées en boucles pendant le sommeil : ainsi "62 400 répétitions font une vérité". Le conditionnement revient à accepter des préjugés, des vérités toutes faites, sans les avoir examinées et remises en question. L'esprit n'est plus libre. Vous connaissez l'expérience de Pavlov sur son chien : quand il lui apportait son repas, le chien bavait. Puis au fur et à mesure, dès que le chien sentait l'odeur de sa nourriture, il se mettait à baver. C'est le même principe ici. Dans le conditionnement intervient le système des castes, sortes de classes sociales prédéfinies dès la cellule-oeuf de l'individu. Les castes sont un élément indispensable pour l'équilbire d'une société parfaite. "La population optima est sur le modèle de l'iceberg : huit neuvième au dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au dessus."

♠ Une société parfaite privée de progrès ♠
Ce meilleur des mondes, cette société parfaite, repose sur un équilibre parfait. L'équilibre ne doit pas être rompu, au risque de provoquer l'instabilité. De cet fait, aucun progrès n'est permis, cette société est figée, elle ne peut pas avancer. La recherche scientifique est prohibée. "La vérité est une menace, la science est un danger public." Or la science est un moyen de découvrir une vérité. Cette société ne peut pas accéder à la vérité, car elle ne pense même pas à la rechercher à cause de son conditionnement.

Le problème de cette civilisation, c'est qu'elle s'est construite grâce à des moyens scientifiques hyper sophistiqués. On pense pouvoir tout contrôler avec un gramme de pseudo-sang par ci, une goutte d'hormones par là. Une dose précise produit systématiquement un tel effet. Ca ressemble à du déterminisme pas vrai. Or, dans le domaine de l'action humaine, on ne peut justement pas prévoir, anticiper ce qui va se passer. La science ne peut pas avoir de place là où règne la contingence, autrement dit là où ce qui est pourrait tout aussi bien ne pas être. Et pourquoi ? Parce que l'homme est sensé agir par lui même, il est le seul à être le maître de ses actes. Bon là je sais que j'ai perdu la moitié des lecteurs. J'vais me calmer sur les réflexions philosophiques. En gros cette société soit disant utopique prive l'homme de sa capacité à agir de par lui-même. Dans ce livre, les humains sont tous des veaux qui se déplacent en masses, ont les mêmes pensées, les mêmes réactions. Dans ce genre de société, la différence n'est pas permise. "Si l'on est différent, il est fatal qu'on soit seul."

♠ Une seule religion ♠
Et quand ça va pas trop, un coup de soma et c'est reparti. "On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma." A propos de religion, c'est très bien observé : leur dieu s'appelle Notre Ford (en référence à Notre Père of course). Les noms aussi sont pas mal : des Henry, Marx, Ford, Lenina, Trotsky en veux-tu en voilà. A Londres, Big Henry a même remplacé Big Ben.

Sans rentrer dans les détails, j'ai été surprise, au début du livre, de retrouver des connaissances biologiques très précises ; par exemple sur la division cellulaire et même sur le fonctionnement des hormones, le rétrocontrôle positif et négatif et touuut. Sinon ce livre m'a fait pensé à encore plein d'autres choses. Déjà niveau scénario, ça m'a un peu rappelé Avatar et Pocahontas, avec le fait que y'ait une société civilisée et une autre sauvage. On pense être LA société civilisée, et de ce fait, on considère l'autre comme inférieur, comme sauvage. On ne prend pas le temps de réfléchir, d'accepter l'autre. Rejeter l'autre car il est différent, c'est ça un acte de barbarie. Après ça, qui sont les barbares ? Surement pas les "sauvages".
 
♠ L'absence de culture ♠
Abordons maintenant la culture. Eh bien la culture n'existe pas dans ce meilleur des mondes. Toute forme d'expression artistique est interdite. Or l'art, c'est justement l'expression de l'esprit qui est libre. Certes il existe le Cinéma Sentant, l'orgue à parfums jouant "un Capriccio des Herbes délicieusement frais" et autre. Quand le lecteur arrive dans la Réserve, il retrouve cette culture, le bruit de tam-tam, les peintures, les sculptures, et les livres. Le sauvage John possède un seul et unique livre de Shakespeare. C'est le seul objet qui permette de nous rappeler notre ancienne civilisation. Quand John parle, il reprend très souvent des passages de ses pièces de théâtre, et j'ai beaucoup aimé. "Mais maintenant, il possédait ces mots là, ces mots qui étaient semblables à des tambours, à des chants et à des formules magiques." Ca donnait du relief au texte, de la saveur aux mots. Ca contrastait avec cette absence d'expression artistique de la société civilisée.
 
♠ L'état d'Homme ♠
Le personnage de John offre une réflexion intéressante sur qu'est-ce qu'être un homme. Le débat à la fin du livre m'a notamment fait pas mal cogiter. J'ai trouvé un passage qui résumait finalement bien la situation :
"-Nous préférons faire les choses en plein confort, dit l'Administrateur.
-Mais je n'en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.
-En somme, vous réclamez le droit d'être malheureux.
-Eh bien soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être malheureux."


Être un homme, ce n'est pas faire en sorte de ne vivre que de sensations agréables (le soma), de sensations ménagées, anticipées, conditionnées. Être un homme, c'est ressentir la douleur, la peine, la joie. Oh c'est tellement beau que je vais verser une larme. Ce livre prête à réfléchir sur la liberté, sur la conscience. En même temps, toute cette histoire de conditionnement, on peut dire que nous aussi on est conditionnés par l'éducation de nos parents, par la société qui nous entoure et tout. Ce livre nous remet un peu à notre place. Il faut être vigilant. Grâce au progrès, grâce à la mondialisation, l'homme se sent le maître du monde. Attention à l'usage qu'on fait de nos connaissances. (Là je suis tentée de dire "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités".) J'ai trouvé ce livre incroyablement lucide pour l'époque. J'ai très envie de lire la suite : Retour au meilleur des mondes.

En résumé : Un livre qui offre de nombreuses perspectives de réflexion, et c'est ce qui me plaît.


Extraits
* "Il y avait autrefois quelque chose qui s'appelait la démocratie. Comme si les hommes étaient égaux autrement que physico-chimiquement."

* "une éternité lunaire"

* "le taxicoptère"

* "Les serments les plus puissants ne sont que paille pour le feu qui est dans le sang" (Tempest)

* "Life is a tale
Told by an idiot, full sound and fury,
Signifying nothing"
(Macbeth)

* "Tous les gens qui, pour une raison ou une autre, ont trop individuellement pris conscience de leur moi pour pouvoir s'adapter à la vie en commun, tous les gens que ne satisfait pas l'orthodoxie, qui ont des idées indépendantes bien à eux, tous ceux, en un mot, qui sont quelqu'un."

* "Le savoir était le dieu le plus élevé, la vérité, la valeur suprême."

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